Le Multicadre
Cases, bandes et planches sont les multiples surfaces qui s’inscrivent les unes dans les autres à l’image des poupées russes. Le cadre qui les délimite, traditionnellement un interstice blanc qui forme un réseau entre les cases, est l’enjeu de nombreuses spéculations théoriques quant à son importance dans la construction du récit. On lui prête bien souvent la propriété d’incarner les cases fantômes liant deux cases réelles entre elles, comme si le lecteur, en parcourant ce mince couloir blanc, y projetait toutes les images manquantes à un déplacement, à une action, au passage d’un lieu à un autre. Mais l’importance de cet espace est bien moindre et est dépendante de celle du cadre de la vignette. Ce dernier est traditionnellement un trait noir isolant l’image du blanc intersticiel. Groensteen attribue aux cadres six grandes fonctions qui influent sur le contenu de la case (1). Le cadre de la bande dessinée a d’abord une fonction « de clôture ». Contrairement au cinéma, où le cadre résulte d’un choix lors du « prélèvement » d’éléments réels, le cadre en bande dessinée délimite un espace dans le but de recueillir un dessin : le cadre peut être choisi avant ou après la réalisation de l’image (la limitant selon la volonté de l’artiste). Il n’existe en effet aucun « hors champ » réel à ce qui est représenté en bande dessinée. Seul existe ce qui est dessiné. Le cadre a également une fonction « séparatrice » qui consiste à isoler les unes des autres les différentes cases de la planche. La fonction « rythmique » évoque, quant à elle, la capacité du cadre à participer au double rôle de précipitation du récit et de sa rétention : il permet, en effet, de faire avancer le récit, incitant le lecteur à passer de case en case. Mais chacune arrête momentanément (ou durablement) le lecteur qui peut librement choisir la durée du parcours d’une case. Seule la présence des cases suivantes peut inciter, par leur contenu, à quitter une case. Le cadre a également un rôle prépondérant quant à la structure formelle de la planche, c’est sa fonction « structurante ». Dans la planche de Miller les cases en « cinémascope » encadrent les huit cases où Batman enquête, la page est agencée de manière symétrique. De même, la forme et l’aspect du cadre lui donnent une fonction « expressive » : les codes graphiques sont en effet nombreux et peuvent exprimer aussi bien la colère d’un personnage (un cadre « hérissé »), que la violence (un cadre brisé) ou le calme (un cadre tout en courbes). Enfin, le cadre a une fonction « lecturale » : il informe par sa présence qu’il y a là quelque chose à lire, à voir, à comprendre.
Pour composer le « multicadre », il faut à l’artiste de bande dessinée procéder à la mise en page. De l’agencement des cases, et de leur ordre, dépend, nous l’avons vu, la progression du récit. Mais ce qu’il faut retenir de cette mise en page c’est qu’en attribuant des coordonnées spatiales aux images, elle leur attribue également des coordonnées temporelles. Nous l’avons évoqué à travers la lecture d’une case, le sens de lecture influe sur la perception de l’ordonnance temporelle des données graphiques. Ainsi, traditionnellement, on attribue à la case succédant celle que l’on lit, une postériorité dans le temps (de même, « l’image convertit ordinairement la simultanéité dans le temps en proximité dans l’espace » (2)) Ainsi, le récit, qui nécessite une transformation dans le temps pour se développer, est installé de case en case. Pour l’image de bande dessinée, c’est bien la position spatiale qui tient lieu de marqueur temporel, faisant d’elle une image-espace qui se distingue de l’image-temps ou de l’image-mouvement du cinéma.
(1) in Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, 1999, P.U.F., collections Formes Sémiotiques, chap. 1.7, « Les fonctions du cadre », p.49 à 68.
(2) Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, 1999, P.U.F., collections Formes Sémiotiques, p.90.
Définition de la BD - Chapitre 4 (sur 5)
Modérateur : Membres de Phylactères